Dans un récent ouvrage 1, vous estimez que l’équilibre géopolitique triangulaire USA-Russie-Chine s’est nettement dégradé depuis une dizaine d’années. Comment expliquez-vous ce changement ?
Thomas Gomart : Nous assistons effectivement à une transformation inédite des rapports de puissance, notamment au sein du triangle qui relie les États-Unis, la Chine et la Russie. La déformation de ce triangle oriente le cours de la mondialisation. Pour s’en convaincre, repartons de 1971 avec la fin de la convertibilité du dollar suivie par la visite de Nixon en Chine l’année suivante. À ce moment-là, le maillon « faible » du triangle était la Chine. Depuis, sur deux générations, elle a connu une ascension remarquable, tandis que l’URSS, puis la Russie, perdaient leurs positions. Aujourd’hui, dans un monde limité et interconnecté, le système international est devenu plus multipolaire et moins multilatéral. Les trois grands remettent en cause les régulations patiemment construites, à coups d’interdictions unilatérales, de ruptures d’accords, de protectionnisme et d’actions de déstabilisation qui sont autant d’atteintes à la souveraineté des états visés. Tous trois conservent un pouvoir structurant du système international même si les relations sino-américaines, en raison de leur intensité, marginalisent la Russie ainsi que le Japon ou l’Union européenne (UE) qui s’interroge sur sa cohésion. Confrontation et coopération sont désormais indissociables. Si la mondialisation a modifié la répartition de la richesse mondiale et facilité la mise en réseau, elle ne signifie nullement la fin des rapports de puissance, mais au contraire en accentue les effets.
Quel rôle peut encore jouer l’Europe dans le concert des puissances mondiales ?
T.G. : L’Europe est l’une des principales puissances commerciales mondiales. Son projet politique repose sur l’abandon de souveraineté dans certains domaines et le respect de la règle de droit. En revanche, les aspects de défense et de sécurité restent dévolus aux pays membres dont la plupart sont tributaires de la garantie de sécurité américaine délivrée par l’Otan. Actuellement, l’Europe risque de devenir un des théâtres d’opérations entre la Russie, les États-Unis et la Chine. Alors que la Russie exerce une pression militaire sur son voisinage, les États-Unis et la Chine recourent de plus en plus à des leviers commerciaux, juridiques et technologiques pour imposer leurs vues. Dans ce contexte, l’Europe exprime sa volonté de construire son autonomie stratégique, même si le sentiment d’urgence n’est pas partagé par tous ses membres. Pour éviter d’être de plus en plus tributaire du jeu géopolitique à l’œuvre, elle doit s’imposer et le faire de manière unifiée, car les pays membres ne sont pas, individuellement, à l’échelle pertinente face au trio USA-Chine-Russie. Elle peut y parvenir comme elle peut échouer. Elle a marqué au cours de la dernière décennie sa résilience mais aussi sa capacité d’adaptation, voire d’initiative. Simultanément, le Brexit et les dissensions internes ont consommé des ressources politiques qui auraient mérité d’être utilisées pour améliorer ses relations avec son environnement extérieur.
Que conseiller aux chefs d’entreprises qui ont des ambitions à l’international ?
T.G. : Les entreprises européennes doivent comprendre qu’elles seront de plus en plus en concurrence avec des entreprises chinoises ou américaines, souvent soutenues par leur État respectif dans les domaines financier, juridique et technologique. En clair, le politique reprend le pas sur l’économique dans un certain nombre de secteurs. Tout en poursuivant leur stratégie d’internationalisation, vitale dans un contexte où la globalisation change de cours, ces entreprises doivent sans doute davantage intégrer le « risque géopolitique » dans leur réflexion et ne pas compter uniquement sur la protection de leur État d’origine ou de l’Union européenne. De manière paradoxale, je leur recommanderais surtout de se constituer un « capital politique » et de le faire fructifier sur la durée. Pour défendre des positions existantes ou conquérir de nouveaux marchés, elles doivent non seulement comprendre profondément l’environnement local en termes de concurrence, de réglementation..., mais aussi définir une manière d’interagir positivement avec les différentes parties prenantes : gouvernements, organisations internationales, médias, ONG, groupes d’intérêt ou leaders d’opinion.
Cette tâche à forte valeur ajoutée est décisive mais complexe. Les entreprises peuvent externaliser cette expertise du risque géopolitique (think tanks, universités, cabinets de conseil...), fréquenter des forums de partage d’expériences voire créer un dispositif d’intelligence collective au niveau des branches ou des filières. Il s’agit d’identifier et analyser les trajectoires politiques des pays ciblés pour mieux prévoir ou scénariser les impacts potentiels sur leurs activités commerciales. Un enjeu qui dépend beaucoup du secteur d’activités et de la taille des concurrents ou partenaires.
1 L’Affolement du monde – Thomas Gomart (Éditions Tallandier) a reçu le prix 2019 du Livre de Géopolitique.
Crédit Mutuel Equity a adhéré à l’IFRI en 2019 lui permettant d’obtenir une information permanente sur les grands enjeux géopolitiques du monde actuel. Thomas Gomart est membre du Conseil de Surveillance de Crédit Mutuel Equity.
Ifri – Institut Français des Relations Internationales
Créé en 1979 par son président, Thierry de Montbrial, l’Ifri est le premier think tank français indépendant sur les questions internationales. Ses débats et recherches font référence au niveau mondial. Ses chercheurs sont des professionnels qui éclairent et mettent en perspective les grandes tendances mondiales et viennent en appui à la décision publique ou privée.