Lors du 3ème Club Agro de Crédit Mutuel Equity, Philippe Goetzmann est intervenu pour partager son analyse de l’évolution de l’industrie alimentaire, prise en étau entre attente de segmentation et besoin de massification.
C’est en abordant distinctement le front-office, que perçoit le client, et le back-office, que les entreprises pourront retrouver des marges de manœuvre, de la rentabilité et de la croissance.Après des années perturbées par le Covid puis l’inflation, qui ont soutenu mécaniquement la croissance, la filière alimentaire fait face à une situation de déconsommation qui touche à la fois le volume et la valeur. Alors que la concurrence mondiale est féroce, que les incertitudes sont nombreuses, et que les investissements à mener sont considérables, il est urgent de trouver les moyens de développer les marges.
Un marché durablement atone en volume
Entre une baisse historique des naissances et le contrecoup du babyboom, la démographie française est désormais déclinante, au mieux stagnante. De plus la population vieillit, réduisant les besoins alimentaires en volume. Enfin, l’attention de plus en plus marquée au gaspillage alimentaire comme à la lutte contre l’obésité, pour des raisons tant écologiques et de santé que budgétaires, amènent à considérer une baisse des volumes achetés.
Une dépense alimentaire contrainte
Le pouvoir d’achat des Français est en tension depuis de nombreuses années. Les perspectives économiques du pays n’incitent d’ailleurs pas à l’optimisme à court terme. La baisse durable de la taille des ménages entraîne de plus un accroissement des besoins d’équipement (il faut 46 logements pour 100 personnes en 2021, contre 32 en 1970) qui met sous pression la demande alimentaire.
Un marché alimentaire figé en valeur
En conséquence, face à la hausse des prix, les Français ont acheté moins ou moins cher, laissant voir que la dépense alimentaire est un budget quasiment figé. C’est la situation inverse du milieu des années 2010 où la guerre des prix avait libéré un pouvoir d’achat qui avait à l’époque alimenté la montée en gamme.
Parts de marché et segmentation
Ainsi, le marché alimentaire propose peu de pistes de croissance et attise donc la concurrence des acteurs entre eux, à chaque niveau de la chaîne de valeur. Cette guerre des parts de marché trouve logiquement son expression dans un développement de la segmentation. C’est bien en répondant plus finement aux attentes des clients que les distributeurs (retail et RHF), les industriels, les catégories pourront gagner sur les autres.
Société fragmentée
Le modèle de la "grande classe moyenne", homogène dans ses comportements de consommation, faiblit : les indices de consommation des catégories s’écartent selon les Consostyles1 et les régions. La grande distribution, qui avait porté la massification et l’écrasement des coûts perd de l’ordre de 1,5 milliard de part de marché par an au profit de circuits alternatifs qui proposent des réponses plus adaptées aux besoins. Nous vivons à la fois une descente en gamme qui souligne la contrainte du pouvoir d’achat pour une majorité de Français et des montées en gamme très différentes selon les aspirations des Français plus à l’aise.
Injonction paradoxale
Côté consommation, tout pousse à développer une segmentation des produits, comme des circuits, de plus en plus fine. Cela a pour effet d’entraîner des déséconomies d’échelle, un renchérissement des coûts, une désoptimisation des facteurs de production. Alors que la dépense alimentaire ne se détend pas, cela se traduit par une baisse de la marge globale de la filière, alors même que les défis d’avenir imposent d’investir aujourd’hui.
Ainsi, la filière alimentaire française n’a pas d’autre alternative que de réduire ses coûts, en conservant ceux nécessaire pour segmenter.
Réduire la compléxité du marché
Notre pays est marqué par une extraordinaire densité de distributeurs, d’industriels, et d’agriculteurs qui se traduit notamment par une abondance de références produits. Cela multiplie à l’excès les flux, réduit les volumes unitaires et in fine la rentabilité. La question de la réduction des gammes se pose.
Nos grands groupes internationaux mis-à-part, l’amont de la filière est principalement composé de PME dont la capacité à conquérir le marché, exporter, innover et développer une force de vente est moindre que celles des ETI. Il apparaît nécessaire d’enclencher un processus de consolidation des outils pour écraser les coûts fixes.
Le modèle Volkswagen
D’autres filières, sur des marchés très compétitifs, ont déjà connu pareille situation. Il y a plus de chaînes de télévision que par le passé, plus segmentées. Dans l’automobile, les gammes et les marques sont bien plus nombreuses aussi. Qu’ont fait ces industries ? Elles ont distingué les activités de back-office et de front-office, les premières pour les massifier, les secondes pour répondre aux attentes fines des clients. Que vous rouliez en Volkswagen, en Audi, en Skoda, en Seat, même en Porsche ou en Bentley, vous roulez toujours en Volkswagen. Le client l’ignore. Pourtant les voitures sortent souvent des mêmes usines. Cela est encore plus vrai pour les pièces détachées qui les composent.
Back et front-office
La politique produit, le prix, la marque, la relation client, la communication, tout ce que le client voit, relèvent du front office. Ces fonctions doivent être orientées client et sont les attributs de la marque. A l’inverse, toutes les fonctions d’amont, la production, la logistique, la R&D, l’achat, les fonctions support classiques, les SI… peuvent être massifiées, au service de l’efficience des marques. S’en suit une dissociation des fonctions de front et de back, ces dernières au service, dans une relation exigeante de client à fournisseur.
Mutualisation et plateformisation du back-office
En raisonnant à partir des marques (que le consommateur perçoit), il s’agit ni plus ni moins que de massifier entre marques les éléments du back-office, dans une logique de subsidiarité. Les marques peuvent appartenir à une même entreprise, être portées par une même holding, ou n’avoir aucun lien entre elles. La co-opération sur des briques amont de la chaîne de valeur permet de réduire les coûts. A minima, il s’agit de transformer un service interne en « fournisseur » interne et/ou externe. Au plus, de créer des joint-ventures. C’est un des intérêts supplémentaires de cette stratégie : transformer des centres de coûts en outils de développement de l’activité en prestant pour d’autres les compétences internes de l’entreprise. En effet, la plateformisation permet de développer une expertise qu’il est ensuite possible de revendre ailleurs, à d’autres acteurs, même à des concurrents. C’est notamment sur ce principe qu’Amazon s’est développée : l’entreprise a mis son expertise au service de ses concurrents directs, présents et en tire aujourd’hui l’essentiel de sa rentabilité.
1Notion développée par Circana